Traitement journalistique : Une même source, deux points de vue selon celui qui en parle

Une fois n’est pas coutume ces derniers temps, je publie un article plus court (comme au bon vieux temps) suite à un sujet que deux quotidiens britanniques ont décidé de traiter. Pas de parallèle entre les deux côtes de la Manche ici, mais une comparaison entre le traitement médiatique de deux titres de presse  « sérieuse », mais aux antipodes sur leur positionnement politique : The Telegraph, grand journal de droite anglais, et The Guardian, phare de la presse de gauche.

Dans les deux journaux, la substance est la même : on parle de la hausse des bénéfices, des factures de chauffage et des steak sur-côtés et sur-payés, soulignant à chaque fois que ces établissements sont affublés du peu glorieux qualificatif de « plus mauvais restaurant ». L’organisation des articles est la présentation des informations est toutefois notablement différente.

Dans The Guardian, on met l’accent sur la baisse du chauffage décidée par l’établissement. Le titre indique donc que ce restaurant vendant des steaks pour environ 800€ a décidé d’économiser l’énergie. Malgré le rectificatif fournit par le restaurant qui indique que son souci est de nature écologique, le quotidien britannique semble en douter puisqu’il écrit que « le flamboyant chef cuisinier Salt Bae éteint le chauffage alors que les factures d’énergie montent en flèche« . Avec un rappel sur la hausse du coût de la vie, l’article souligne que le restaurant londonien lancé en 2021, a réduit ses prix ces dernières années et a abandonné certains plats emblématiques tels que le steak recouvert d’or à 1450 £. En raillant la célébrité de l’entreprise et en moquant le propriétaire qui aurait gagné 54 millions d’abonnés sur Instagram en publiant une vidéo le montrant verser du sel sur une viande, le journal rappelle surtout sur deux paragraphes que les restaurateurs ont été amenés à éteindre des lumières, baisser le thermostat et simplifier les menus car « les prix de l’énergie ont explosé en 2022, l’invasion russe de l’Ukraine ayant fait grimper les prix de gros du gaz. […] Les entreprises ont également été confrontées à la hausse des factures et aux problèmes liés à la COVID-19 et au Brexit en 2022« .

Dans The Telegraph, on s’intéresse plutôt aux profits du restaurateur qui semble au contraire « défier la crise du coût de la vie alors que les clients fortunés continuent de manger des steaks valant des centaines de livres ». Le vocabulaire choisit est emblématique de la réussite. On parle  d’ « un empire mondial de la restauration » , de « gloire » et de profits toujours plus hauts alors que les concurrents sont à la peine et font des pertes. Contrairement au Guardian, qui a reçu un rectificatif du restaurant, le Telegraph affirme toutefois que la baisse du chauffage serait bien liée à de nécessaires économies (une façon de montrer que l’établissement n’est pas coupé des réalités). Pas de moquerie ici, même si il est évoqué que « le restaurant est l’un des moins bien notés à Londres sur Tripadvisor » et que le critique culinaire du journal ne trouve « pas d’excuse au prix de 40€ pour une tartare de thon« .

Bref, d’un côté on souligne l’écart entre une élite déconnectée de la société, quand l’autre média souligne au contraire le succès d’une entreprise qui défie le climat économique actuel.

Dans les deux cas, le journal (et le journaliste) passe un message. Le titre, l’organisation et la place donnée à l’information, la mise en contexte… tout est affaire de choix éditorial, donc de point de vue. L’information sans point de vue, non-biaisée/objective/impartiale n’existe pas, n’en déplaise à  la BBC.

En France, il est souvent mis en opposition des médias d’opinion et une presse neutre dite « à l’anglo-saxone ». Peut-être cet usage vient-il justement de cette « légende » entretenue par la BBC ? Une simple traversée de la Manche devrait pourtant démontrer à tout Français que s’il y a une forte presse d’opinion quelque part, c’est bien en Angleterre. C’est flagrant dans la presse tabloid mais aussi dans tous les grands organes de presse (démonstration faite plus haut, mais aussi ici avec la BBC justement, ou encore ).

Il est habituel de rapporter le mot d’Hubert Beuve-Méry, le fondateur du journal Le Monde : « L’objectivité n’existe pas. L’honnêteté, oui ! ». Dernièrement, j’ai trouvé en circulation sur les réseaux sociaux cette citation qui peut compléter la compréhension du role d’un journaliste (à noter qu’en anglais « 101 » est utilisé pour désigner la connaissance de base d’un sujet, par exemple « Boiling potatoes is Cooking 101 »)

Journalism101

Si quelqu’un dit qu’il pleut et qu’une autre personne dit qu’il fait beau, ton travail n’est pas de les citer tous les deux. Ton travail consiste à regarder par la putain de fenêtre et à voir ce qui est vrai.

C’est un peu plus compliqué que de remplir un article avec « il a dit que… mais l’autre a indiqué au contraire… », mais c’est un métier.


Petit ajout vu aujourd’hui (28/02/2024) sur Nextdoor.co.uk. On notera que le Daily Mail, journal de droite tendance Valeurs Actuelles (et maintenant JDD), tire quotidiennement à environ 800 000 exemplaires (chiffres Janvier 2024) et est le quotidien payant le plus lu (juste après le gratuit Metro et apparemment devant le Sun depuis quelques années). Ce Tabloid a joué un role majeur dans la campagne en faveur du Brexit, et est actuellement à la pointe pour relayer (et inventer, si l’on en croit le témoignage ci-dessous) toutes les nouvelles xénophobes et réactionnaires véhiculées par la frange d’extrème droite du parti conservateur ou des membres de Reform UK.

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Commentaire sur le site de proximité Nextdoor: J’ai une terrible nouvelle pour vous au sujet de la confiance à donner au Daily Mail. Et comme témoignage personnel, j’y ai travaillé en tant que journaliste : on nous ordonnait d’écrire des mensonges quotidiennement pour correspondre aux vues d’extrême droite du propriétaire milliardaire Lord Rothermere dont le père a soutenu les chemises noires, les nazis britanniques.

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